dimanche 28 juin 2009

Evénements de Kabylie 2001

Ceci est un article publié en son temps, mais que je juge toujours d'actualité, ce pourquoi j'ai choisi de le reprendre integralement tel que publié sur le site de Algéria interface.

KABYLIE: LES DESSOUS DE L’ENQUÊTE DE LA COMMISSION ISSAD
Algeria Interface, 8 mai 2003
Alger, 8 mai 2003 - En juillet 2001, la commission nationale d’enquête sur les événements de Kabylie, présidée par l’avocat Mohand Issad, rendait son rapport au chef de l’Etat. Ce document, qui suggère les noms des responsables de la répression, a été jeté aux oubliettes par la Présidence et n’a pas été exploité par le mouvement des aârouch, les partis politiques ou les journaux. Comment cette enquête a-t-elle été possible? Mohand Issad livre avec prudence l’envers du rapport. Alger, 8 mai 2003 - Le 2 mai 2001, rentré chez lui après une matinée ordinaire de travail dans son cabinet de la place des Martyrs, Mohand Issad savoure tranquillement une cigarette lorsque le téléphone sonne. Au bout du fil, Ali Benflis lui demande de lui rendre visite au Palais du gouvernement. Même si le Chef du gouvernement n’est pas un inconnu pour Mohand Issad - «C’est quelqu’un que je connais, on se tutoie, c’est un confrère et un ami» -, sa surprise est grande. Il faut dire que depuis qu’il a rendu, à l'automne 2000, le diagnostic du système judiciaire algérien dans un rapport commandé par la Présidence, ce spécialiste de droit international ne s’occupe plus que de son cabinet et de ses cours à l’université.
Lorsqu'il retrouve M. Benflis et qu’il s’entend demander de présider une commission d’enquête sur les événements de Kabylie, la première réaction de Mohand Issad est de s’écrier: «Pourquoi moi? Qui m’a fait cette vacherie?!». Aujourd’hui, évoquant ces événements avec plus ou moins de sérénité et de distance, cet avocat «au sens aigu de l’Etat», affirme avoir accepté cette mission parce qu’il ne pouvait «pas se dérober».
«Ce n’est pas un cadeau, les gens doutaient de moi, moi aussi je doutais…» C’est pourtant sans avoir demandé le moindre délai de réflexion que Mohand Issad a rendu sa réponse à Ali Benflis, sans avoir non plus exigé d’engagements particuliers du gouvernement. Il s’en est tenu, explique-t-il, à la parole donnée par Benflis: «Il m’a dit: tu fais ce que tu veux, tu composes ta commission comme tu veux, tu entends les personnes que tu veux, tu te déplaces comme tu veux, et on met les moyens à ta disposition». Mohand Issad ne rencontrera le président Bouteflika qu’une fois le rapport rendu, trois mois plus tard, en juillet 2001. L’avocat est lapidé d’avance par journaux et militants politiques, coupable selon eux d’avoir accepté de diriger une commission dont on affirmait d’emblée qu’elle n’aura d’autre mission que de blanchir le pouvoir des crimes commis contre les jeunes manifestants. Une hostilité que Mohand Issad explique: «Le pouvoir laisse faire, puis crée une commission d’enquête, ça peut paraître farfelu. Ensuite, une enquête se fait sur un événement clos, mais nous, nous étions en mission alors que les événements en Kabylie se poursuivaient. Cela peut paraître surréaliste». Et de reconnaître: «Nous-mêmes, nous n’étions pas convaincus.»
Des envoyés spéciaux, membres de la commissionUne fois revenu de sa surprise, Me Issad téléphone aux personnes qu’il veut faire participer à l’enquête, en général celles avec qui il avait déjà travaillé pour le rapport sur la réforme de la justice. Deux autres personnes ont «été envoyées», dit Me Issad, pour faire partie de la commission: «On m’a suggéré deux personnes. Je les ai prises toutes les deux et je ne le regrette pas. J’ai eu un peu de mal à travailler avec l’une d’entre elles, à cause de son caractère. J’ai en revanche gardé des relations amicales avec la deuxième. Celui-là, en fait, on ne me l’a pas suggéré, il est venu tout seul. Mais je me doutais bien qu’il était envoyé.» L'avocat fait probablement référence à des agents des services de renseignement. En tout cas, interrogé sur l'identité de ces personnes et de ceux qui les envoient, il ne répond pas: «Je n’en sais rien, mais je ne regrette pas, il s’est montré dévoué et loyal». Il accepte la présence de ces «membres spéciaux» de la commission parce que, dit-il, «si on m’envoie quelqu’un, l’essentiel est que je sache qu’il est envoyé, s’ils sont capables de me faire avaler n’importe quoi ça veut dire que c’est moi qui suis un imbécile.»
Issad crée aussi la surprise en invitant six directeurs des «journaux les plus en vue» à participer à l’enquête. «Je leur ai dit: ce n’est pas une œuvre clandestine, venez, si je suis manipulé, vous en serez les meilleurs témoins et je vous autorise à publier au fur et à mesure qu’on avance.» L'invitation a été déclinée. «Ce sont eux qui ont refusé. Je leur ai marqué un point. Je pense que ça les a gênés. Ils ne s’attendaient pas du tout à cette offre-là». Le meilleur moyen de démontrer son indépendance, dit-il, était «d’inviter précisément ceux qui n’ont jamais cru à l’indépendance de quiconque dans ce pays: les journalistes». Les directeurs de ces journaux ont prétexté l’incompatibilité entre leur «mission d’informer» et celle «d’enquêter». Me Issad, «pas très convaincu» par cet argument, est tout de même satisfait: «J’étais content de les avoir sollicités et je suis content qu’ils aient refusé. Ils m’auraient empoisonné l’existence. Si ce qu’on dit est vrai, que chaque journal a sa chapelle, vous imaginez la difficulté dans laquelle on m’aurait mis!»
La commission reçoit des kilos de documentsLe 16 mai s’est tenue la première plénière sans que la liste des 26 membres ait jamais été transmise à la Présidence ou au gouvernement. Les ministères de l’Intérieur et de la Justice, la Direction générale de la sûreté nationale (police, ndlr), la Gendarmerie nationale, le Département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire) du ministère de la Défense, les groupements de gendarmerie de Tizi-Ouzou et Béjaïa ainsi que ces deux wilayas ont été destinataires d’un même courrier. «Je leur ai demandé de nous envoyer les correspondances, ordres, rapports, enregistrements des messages radio et téléphoniques, entre le 18 et le 30 avril 2001 sur les wilayas de Boumerdes, Tizi-Ouzou, Bejaia, Sétif et Bouira», rappelle Mohand Issad. Huit jours plus tard, ces documents parviennent à la Cour suprême, où siège la commission. «Je n’ai pas eu la transcription des conversations téléphoniques ou radio, ailleurs ça se fait, nous avons eu les fax». Seul le DRS a répondu par un: «Nous ne sommes pas impliqués, ce n’est pas notre mission». Chose étonnante s'il en est: non seulement le DRS est pleinement impliqué dans la vie politique nationale, mais il dispose surtout de centres d'investigation au niveau de toutes les wilayas et qui n'ont pas pu assister en simples spectateurs à des émeutes d'une telle violence dans une région aussi sensible que la Kabylie. Issad, lui, affirme: «Nous n'avons pas rencontré le DRS au cours de nos investigations. En revanche, les autres institutions sollicitées par la commission nous ont transmis des documents essentiels. Ça prouve qu’elles n’ont pas censuré ou qu’elles n’ont pas eu le temps le faire.»
La commission a également reçu des rapports d’autopsie, des projectiles, provenant de plusieurs parquets de Kabylie et livrés sous scellés par le ministère de la Justice. Une équipe d’experts en balistique a été dépêchée par la DGSN sur demande de la commission. Issad est étonné par la disponibilité de tous ces services. «Nous n’avons pas fouillé pour savoir s’ils nous ont caché des choses. Mais ils nous ont envoyé des kilos de documents, beaucoup de photos, des cassettes, ils ont été d’une disponibilité totale.» Issad écarte l’idée de s’entretenir avec les responsables hiérarchiques du ministère de l’Intérieur, de la DGSN ou de la Gendarmerie, car dit-il, «je n’ai jamais vu un responsable algérien reconnaître sa responsabilité dans quoi que ce soit». Le travail est partagé entre ceux qui compulsent les documents à Alger et ceux envoyés en Kabylie pour enquêter. Cinq groupes de travail épluchent les documents reçus. «J’étais le seul à centraliser toute l’information, je l’ai fait à dessein pour que personne n’ait la totalité de l’information, afin d'éviter les fuites. Je ne voulais pas qu’on anticipe sur les conclusions de l’enquête».
Il n’y a pas eu de machinationC’est Me Ghouadni Mahi, bâtonnier d’Oran, qui a rencontré, à la prison militaire de Blida, le gendarme Mestari Merabet, qui a tout déclenché en tirant sur Massinissa Guermah le 18 avril 2001, dans la brigade de gendarmerie de Beni Douala. Entre sa déposition préliminaire et celle présentée devant le juge d’instruction militaire, Mestari change de version. Mais «c’est un pauvre gosse perdu que rencontre Me Ghouadni à la prison de Blida, dit Me Issad, ce n’était plus le Mestari d’avant. On m’a dit de lui, sous toutes réserves, qu’à Beni Douala, il jouait un peu les Rambo, comme tout garçon revêtu de l’uniforme et portant une kalachnikov. Mais en prison, en attendant de passer devant le tribunal militaire, il s’aperçoit qu’il a été à l’origine d’un séisme. On lui dit: «tout cela c’est de ta faute». Ce n’était plus le même homme. On découvre en prison un garçon effaré. Qu’il change de version ne m’étonne pas du tout». Ce qui est arrivé dans la brigade de gendarmerie de Beni Douala, conclut Me Issad, n’a pas été prémédité pour faire plonger la Kabylie dans le chaos.
«Nous n'avons pas décelé de complot. Je suis persuadé que les événements ont été récupérés après, en cours. Quand on prépare un complot, on n’en confie pas l’exécution à un semi-analphabète comme Mestari. On ne commence pas par ramasser des collégiens sur le chemin du stade pour les tabasser. Les complots se trament, se conçoivent de façon plus sophistiquée.» Le geste de Mestari contre Guermah, estime Mohand Issad, n’est qu’un acte d’abus de pouvoir comme il y en a tant, prolongement de l’impunité dont bénéficient les gendarmes. Issad ne pense pas que Mestari ait délibérément voulu tuer Guermah. Mais il a commis une série de fautes tellement graves que les juristes assimilent son acte à l’homicide volontaire. «Il a peut-être voulu tirer à côté, peut être ailleurs, le problème ne se pose pas comme ça pour les juristes, la question est: a-t-il voulu tuer?» Pour Me Issad, le cas Mestari, en lui-même, «n’est qu’une affaire de police judiciaire, il n’est pas parlant, ce qui est important ce sont les 123 morts et le lien entre tous ces morts».
«Fouillez les gendarmes avant chaque sortie !»Dès que la dépouille de Massinissa Guermah a été ramenée de l'hôpital d’Alger à Beni Douala et qu’il a été enterré en présence de plus de 4.000 personnes, «ça a été comme une traînée de poudre», dit Mohand Issad. «Là, il y a eu ordre de tirer sur la foule, je pense qu’on leur a dit: défendez vos brigades, défendez la République». Pourtant, les membres de la commission qui examinent les correspondances de la gendarmerie découvrent plusieurs instructions datant du 15 avril (en prévision des commémorations annuelles du «Printemps berbère» de 1980), du 25 avril et du 21 mai 2003, interdisant l’usage des armes contre les manifestants et ordonnant que «les munitions de guerre (soient) retirées aux personnels agissant en opération de maintien de l’ordre». Le message du 21 mai, émis par le commandant du groupement de gendarmerie de la wilaya de Béjaïa, ordonne même «la fouille à corps» de chaque gendarme avant chaque sortie. Le rapport contient des extraits de telles instructions et, à ce jour, il n’y a pas eu le moindre démenti.
Mohand Issad garde de la découverte du message du 21 mai un souvenir épique. «Imaginez ça! La personne qui a découvert ce document est venue en tremblant me voir, elle me dit: ce n’est pas normal, c’est le groupement de gendarmerie qui ordonne la fouille des gendarmes. Les gendarmes n’obéissent-ils pas? Il ne suffit pas de leur interdire de tirer, il faut en plus les fouiller! Mais dans quel pays nous vivons?» La découverte de cette pièce oriente l’enquête: «nous nous sommes dit que, probablement, d’autres instructions sont parvenues aux gendarmes leur disant: n’écoutez pas vos chefs, tirez.»
La loi est claire, mais personne ne veut la lire«Personne n’a contesté nos conclusions. La presse a dit: il n’y a pas de noms. Moi je réponds: vous êtes stupides, vous ne savez pas lire. C’est volontairement que nous avons décidé de ne pas donner de noms.» Pour Mohand Issad et toute son équipe, les noms et les postes de responsabilité de ceux qui ont donné l’ordre de tirer peuvent être clairement déduits du rapport. C’est à la société civile, à la justice que le Professeur Issad laisse la responsabilité de suivre la piste qu'il a ouverte, en se reportant tout simplement à la loi, aux règlements. Il a estimé, lui, avoir défriché le terrain en éliminant du tableau des responsabilités DRS, walis et commandement national de la gendarmerie. Demeure alors la responsabilité de la hiérarchie militaire dont dépendent, pour les opérations de «rétablissement de l'ordre», les groupements de gendarmes. La «hiérarchie militaire», en l'occurrence, est celle qui remonte des secteurs militaires des wilayas de Kabylie aux commandements des 1 ère et de la 5 ème régions militaires, au commandement des forces terrestres et, enfin, à l'état major de l'armée.
L'interprétation de son rapport par les journaux comme une charge contre la gendarmerie ou le DRS était «une lecture étroite», estime Me Issad. Concernant le DRS, il est formel: «Nous n’avons pas rencontré le DRS durant notre enquête. Le DRS n’a aucun intérêt à faire cela (plonger la Kabylie dans le chaos, ndlr). Certains milieux ont peut-être des comptes à régler avec le DRS, héritier de la sécurité militaire. Quant à moi, j'ai fait mon rapport en mon âme et conscience.» Lorsqu’il faut mobiliser les forces de sécurité «contre une foule, c’est le wali qui doit réquisitionner les forces de l’ordre», rappelle-t-il, «mais les walis, dans ce cas-là, ont été mis en dehors de l’opération.»
La responsabilité de la hiérarchie militaire ainsi soulignée dans le déclenchement de la répression, la commission en identifie une autre. Personne, non plus, n’a donné l’ordre d’arrêter de tirer sur les manifestants. «Quand on écrit dans le rapport que pendant deux mois personne n’a donné l’ordre de cesser le feu, vous pensez à qui?», interroge-t-il, soulignant qu'«aucune autorité civile ne s'est manifestée». Même deux ans plus tard, Issad n’ira pas plus loin dans l’insinuation, le sort réservé à son rapport par la Présidence de la République ne l'y encourageant guère.
Élites et institutions peu intéressées par la vérité et la justiceSi une ou plusieurs personnes ont donné l’ordre de tirer, elles l'ont fait verbalement ou à travers des messagers, pense Issad pour qui «ce genre d’ordre ne se donne pas par écrit.» Mais, insiste-t-il, «les responsabilités ont été localisées par nous et par d’autres. Il n’y a pas de difficulté, hormis la mauvaise foi, à en tirer les conclusions, car ceux qui savent comment fonctionne l’Etat comprennent parfaitement ce que dit le rapport.» Issad estime avoir fait le travail qui lui a été demandé: «J’ai prouvé que c’était possible». C’est pour lui l’essentiel. Le plus étonnant, deux ans après la répression des émeutes, ce n’est pas tant qu’il n’ait pas livré de noms des responsables de la répression, réclamés par les médias: le deuxième rapport de sa commission est prolixe sur les ambiguïtés de la loi qui auraient conduit à considérer les opérations anti-émeutes en Kabylie comme des opérations de «rétablissement de l’ordre» à gérer directement par l’autorité militaire (la région militaire). En dépit de l'agacement que peut avoir causé, aux médias et militants politiques un Mohand Issad qui ne va jamais au-delà de l'insinuation, le plus étonnant est que personne, ni la Présidence qui a commandé ce rapport d'enquête, ni ceux qui exigent que justice soit faite, ne se soit penché sur des pistes aussi intéressantes que celles qu'il propose. C'est pour le moins significatif du peu d’intérêt que tous, institutions et élites politiques, par-delà leur adversité, portent à la vérité et la justice.Daikha Dridi

Aucun commentaire: